Une base : Albacete
André Marty et les Brigades internationales
La Base d’Albacete : le centre névralgique des Brigades internationales
Texte d'Edouard Sill
Il faut distinguer d’emblée les brigades internationales, soit les formations militaires proprement dites, des Brigades internationales, c’est à dire l’ensemble des formations chapeautées par la Base politico-militaire d’Albacete. Celle-ci était théoriquement dépendante du Sous-secrétariat d’État à la Guerre (puis à la Défense Nationale) pour l’ensemble de ses tâches et virtuellement placée sous le commandement de l’État-Major de la Division territoriale d’Albacete. La Base d’Albacete fut à la fois un centre autonome de direction militaire chargé de la réception, de la formation, de l’intendance et de l’encadrement des volontaires étrangers (auxquels s’ajoutèrent des Espagnols dès décembre 1936) et un organe politique. Elle a disposé jusqu’à l’automne 1937 de prérogatives très importantes et de spécificités essentiellement remarquables dans trois domaines : l’intendance, la justice militaire et son commissariat politique.
Initialement, la création d’une « Base » n’avait absolument pas été envisagée, la « colonne internationale » étant accueillie à Albacete dans une caserne disponible et gérée par le Quinto Regimiento, une institution paramilitaire mise en place par le PCE dès le début de la guerre civile. Le 10 novembre 1936, un décret du Ministère de la Guerre républicain autorisa la transformation du dépôt de la première brigade internationale d’Albacete, en « Base des Brigades internationales ».
Centrale nourricière, directionnelle et porte-parole des Brigades internationales, la Base d’Albacete n’eut de cesse de veiller à conserver ses singularités et son autonomie, obtenues pour la plupart grâce au flou régnant à sa création. La Base consistuait le centre d’une véritable galaxie de dépendances, services et délégations. Au zénith des Brigades internationales, à l’été 1937, 4 400 personnes travaillaient ou stationnaient dans la Base ou dans ses immédiates dépendances. Dans les villages rayonnant autour d’Albacete furent installés les dépôts militaires, les centres d’instructions, les écoles des commissaires politiques, de sous-officiers et d’officiers. Deux bases secondaires furent organisées dès 1936 : une pour l’artillerie à Almanza et l’autre pour les chars de combats à Archena. Les Brigades internationales disposaient de délégations à Figueras, Madrid, Valence et Bilbao. Enfin, le Service Sanitaire International (SSI) déploya ses hôpitaux internationaux principalement à Albacete et dans le Levant autour de Valence et Murcie.
La direction militaire fut initialement assurée par le Français Jean Marie puis par un conseil militaire collégial dirigé par André Marty, sans grade ni fonction définie. La direction politique fut assurée de 1936 à 1938 par l’Italien Luigi Longo « Gallo », véritable codirigeant des Brigades Internationales, nommé à la tête du commissariat politique par le gouvernement républicain. À la suite du rappel d’André Marty à Moscou en mars 1937, il ne fut pas remplacé mais un triumvirat composé de Luigi Longo, de l’Allemand Dahlem Franz et du Français François Billoux (remplacé par Maurice Lampe en juin 1937), assura la direction par intérim. Au retour de Marty en novembre 1937, il en reprit la direction, affublé du titre d’ « inspecteur » des Brigades internationales en 1938. Le commandement de la Base proprement dite fut confiée au Français Vital Gayman « Vidal » jusqu’en juillet 1937, puis par le Bulgare Loukanov Carlo Feodor « Bielov », rapidement remplacé par l’Allemand Wilhelm Zaisser « Gómez ». Pendant les trois premiers mois, les deux directions exécutives furent confondues, l’état-major de la Base étant subordonné au Conseil militaire ; la séparation entre politique et militaire ne fut officielle qu’en janvier 1937.
Les relations entre les Brigades internationales et le gouvernement républicain furent ponctuées de tensions dont la mention et, par conséquent, l’analyse sont le plus souvent absentes des monographies. C’est avant tout la Base d’Albacete qui, jusqu’à septembre 1937, fut à l’origine des difficultés, sinon des crises. Cette dernière parvint à s’imposer comme une entité incontestable et l’autorité légitime des différentes formations sous sa dépendance et, donc, comme l’unique interlocuteur du ministère de la guerre puis de la défense nationale. Les points d’achoppement entre le gouvernement et les Brigades internationales furent presque tous réglés par l’application du décret de régularisation de septembre 1937 et la perte de pratiquement toutes leurs spécificités et avantages, ainsi que de leur autonomie statutaire. En septembre, les Brigades internationales recevaient un statut légal de légion étrangère, étaient entièrement incorporées dans l’armée républicaine et placées sous son contrôle.
La Base d’Albacete fut évacuée vers la Catalogne avant la coupure du front mais une part importante des Brigades internationales demeura dans la zone centre : la 129ème brigade internationale, la majeure partie des groupes d’artillerie internationaux, les deux formations de guérilleros et plusieurs centaines de blessés répartis dans les différents hôpitaux. La Base fut réinstallée à Horta, commune de l’agglomération de Barcelone. La Base d’Horta fut dissoute le 1er juin 1938, remplacée par une simple délégation comprenant des services administratifs, un dépôt militaire à Olot et la prison de Castelldefels en Catalogne ainsi que des représentations à Madrid, Valence et Figueras. Les hôpitaux internationaux se distribuèrent également autour de Barcelone.
Les Brigades internationales avaient perdu leur direction militaire depuis septembre 1937, remplacée par une direction politique officieuse rattachée au Comité Central du PCE. Il s’agissait d’une rupture fondamentale par rapport à la période précédente. Par le maintien des formes originales du commissariat politique des Brigades internationales et la continuité de la direction suprême assurée par André Marty, la transition fut presque imperceptible pour les observateurs.
Et Albacete n'échappa pas aux bombardements.
Les commandants d'Albacete : Marty et Gayman
Vital Gayman :
Né le 2 avril 1897 à Conches-en-Ouche (Eure), mort le 3 décembre 1985 à Paris (XIe arr.) ; étudiant en droit et en sciences, employé de commerce puis journaliste, en particulier à l’Humanité ; militant des Jeunesses socialistes (1919) puis du Parti communiste ; membre du comité directeur du PCF puis du comité central de janvier 1923 à janvier 1925 et de juin 1926 à mars 1929 ; commandant de la base des Brigades internationales en Espagne ; rompt avec le PCF le 6 octobre 1939 ; directeur de l’information à la RTF (1946-1958).
En 1923, alors qu’il travaillait à l’agence Cook, Gayman entra au comité directeur du jeune Parti communiste et devint permanent dans la presse de l’organisation. Il y mena dès lors une activité journalistique, au gré des fluctuations idéologiques de l’organisation et de ses propres positionnements. Après quelques mois de disgrâce, en 1925, l’année de l’épuration des militants soupçonnés de trotskysme, il réintégra la direction du PC, pour peu de temps : son vote contre la tactique « classe contre classe », en 1928, l’en écarta définitivement. Cela n’entraîna cependant pas son licenciement de l’Humanité, où il exerçait la fonction de secrétaire de rédaction depuis 1927. En 1931, en revanche, son désaccord avec la ligne du parti entraîna son départ du journal, ce qui ne l’empêcha nullement de devenir secrétaire du groupe communiste à l’Assemblée nationale. Il séjourna à Moscou fin 1931 mais ne fut pas en relation avec les membres de sa famille qui y vivaient (autobiographie du 27 janvier 1932).
Élu conseiller municipal communiste de Paris en 1935, le PCF lui confia le secrétariat général des deux fractions communistes du conseil municipal de la capitale et du conseil général de la Seine.
À la mi-août 1936, le PC lui demanda de gagner l’Espagne comme observateur militaire auprès des troupes républicaines. Il collabora sur place avec différents organismes, dont le 5e Régiment. Il dut même décliner la proposition du gouvernement Largo Caballero de l’affecter à l’État-major central de l’armée. À la création des Brigades internationales — pour laquelle il fut consulté — il devint commandant de leur base, ouverte à Albacete le 14 octobre, sous le pseudonyme de Vidal. Chargé d’organiser les unités combattantes en formation et de participer à la sélection des officiers, tout en gérant la base au quotidien, il fut le véritable organisateur des Brigades, sous l’autorité d’André Marty dont il sut tempérer les explosions. Sa femme, Jacqueline, quant à elle, mit en place le service pharmaceutique d’Albacete.
Le « commandant Vidal » quitta son poste en août 1937. À cette occasion, il rédigea un volumineux rapport sur la situation des Brigades internationales dans lequel, sans rien celer de leurs faiblesses militaires, il condamnait l’attitude de l’état-major républicain à leur égard. Rentré en France et désireux de remplir réellement son mandat municipal, il fut chargé de s’occuper des ESI (Éditions sociales internationales) tout en assurant la vice-présidence de l’Amicale des anciens volontaires en Espagne républicaine (AVER).
Ébranlé par la signature du Pacte germano-soviétique à l’été 1939, Vital Gayman, mobilisé à Metz, rompit publiquement avec le Parti communiste lors de la campagne de dénonciation de la « guerre impérialiste », en adressant le 6 octobre une déclaration au président du conseil général de la Seine : « Je trahirais la mémoire de mes camarades de combat, tombés sur la terre d’Espagne dans la lutte contre le fascisme franquiste, mussolinien et hitlérien, si je n’affirmais pas aujourd’hui de la façon la plus catégorique mon désaccord total avec une politique qui concourt à un but diamétralement opposé à celui pour lequel ils ont généreusement et héroïquement donné leur vie ». Le Parti communiste l’accusa dès lors d’avoir été en Espagne un agent du 2e bureau. Cas unique : André Marty n’hésita pas, après guerre, à rejeter cette calomnie quand on la reprenait devant lui.
Fait prisonnier à Lyon par les Allemands, Gayman fut rapatrié un an plus tard comme ancien combattant de la Première Guerre mondiale. Installé à Font-Romeu, où il aida des Juifs et des résistants à gagner l’Espagne, puis à Toulouse, il y fut arrêté par erreur puis interné à Drancy. En tant qu’époux d’une « aryenne », il ne fut pas déporté mais affecté à divers chantiers sur les côtes de la mer du Nord. Il réussit à s’évader le 3 septembre 1944 du train qui le conduisait avec ses compagnons de captivité vers l’Est.
Se tenant désormais à l’écart de la politique active, Vital Gayman entra en 1945 à la radio d’État comme secrétaire de rédaction, il accéda rapidement à la fonction de directeur de l’information. Relais à ce poste de la « troisième force », opposée et aux gaullistes et aux communistes, il fut écarté par le nouveau pouvoir en 1958. Il assura, jusqu’à sa retraite en 1968, le secrétariat général de la Dépêche du Midi. Malgré son évolution politique, il ne versa jamais dans une hostilité ouverte au Parti communiste, pour lequel il lui arriva même parfois de voter.
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