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la "Non-intervention"

André Marty et les Brigades internationales

La non-intervention – historique d’une politique d’abstention européenne

 Texte de Pierre Salmon 

Afin d’empêcher toute généralisation du conflit espagnol, la France et l’Angleterre décidèrent de la mise en place de la politique dite de « non-intervention », dans les premières semaines du conflit. L’objectif était d’empêcher toute aide aux deux belligérants tout en intégrant l’Allemagne et l’Italie dans un pacte peu contraignant. À l’interdiction d’envoyer des troupes sur le sol espagnol s’ajouta celle d’y acheminer du matériel militaire. Ainsi, la première œuvre du pacte de non-intervention fut de dresser une liste du matériel prohibé à l’exportation en Espagne. Celle-ci avait un certain souci d’exhaustivité puisque tout le matériel létal possible était sous le coup d’une interdiction. Il ne restait rien, des bombes aux munitions, des chars aux avions, en passant par toutes les armes de tir, qu’on ne pouvait livrer en Espagne, excepté des uniformes, les équipements de protection (masques à gaz et casques) et les avions civils. Par la même occasion, la non-intervention privait l’Espagne républicaine de son statut d’État de droit en lui interdisant de se procurer du matériel militaire à l’étranger. Surtout, cette dernière fut ainsi mise à pied d’égalité avec les insurgés, dont on reconnaissait implicitement le statut de belligérant. Le 8 août 1936, l’adoption de la non-intervention fut aussi la preuve d’un très net infléchissement de la posture du gouvernement du Front populaire français. Léon Blum, qui avait pourtant décidé dans les premiers jours d’une aide discrète à l’Espagne républicaine, revint sur sa position et participa à la mise en place d’une politique plus proche des intérêts du gouvernement anglais. Ce projet fut rejoint par 27 pays, parmi lesquels on compte l’URSS, l’Allemagne et l’Italie fascistes, bien que ces deux derniers aient déjà aidé les troupes insurgées. Le pacte de non-intervention, somme d’engagements individuels, devait prémunir l’Europe de toute menace de généralisation du conflit en favorisant une logique d’apaisement propre aux démocraties européennes. Organisée à partir de septembre 1936 autour d’un comité de non-intervention siégeant à Londres, cette politique ne put apporter de solutions concrètes pour mettre fin au conflit espagnol.

       

Plan de contrôle de non-intervention

« Triomphe de l’impuissance » pour l’historien Jean-François Berdah, la non-intervention n’eut pas les moyens de ses ambitions, notamment puisqu’elle n’avait aucun caractère contraignant sur le plan juridique. Plusieurs mois furent nécessaire pour organiser un plan de contrôle maritime et terrestre qui tourna au fiasco en quelques semaines à peine, en raison de l’ambivalence de l’Allemagne et de l’Italie. Ces dernières, soutien des forces franquistes, profitèrent de leur participation au versant maritime du plan de contrôle pour multiplier les incidents avec l’Espagne républicaine.

 

Malgré les efforts diplomatiques de l’Espagne républicaine, vivement soutenue par le Mexique dans ses démarches, le plan de non-intervention fut maintenu durant tout le conflit. En novembre 1938, son dernier déploiement fut d’enclencher le départ des derniers volontaires internationaux composant les brigades internationales, en échange du retrait d’une partie des militaires italiens présents sur la péninsule ibérique. Elle n’avait pas pu empêcher l’Allemagne, l’Italie et l’URSS de fournir une assistance matérielle aux deux camps, ni aux volontaires de rejoindre les rangs de l’Espagne gouvernementale. En 1938, la question espagnole n’était plus une priorité pour des démocraties européennes trop inquiètes des ambitions territoriales de l’Allemagne et de l’Italie. Les violations répétées des trois puissances totalitaires intégrées au pacte de non-intervention, dénoncées publiquement, n'eurent jamais de suites réelles. Elles ne manquèrent pas de mettre en exergue le caractère injuste d’une situation, où un gouvernement légal était privé du droit fondamental de se défendre. Ce qui ne manqua pas d’encourager le départ de volontaires et les aides officieuses à la République espagnole.

Non-intervention

Affiche de Goñi, "Mes homes Mes Armes Mes municions Per al front", UGT, PSU, 1936

« Des hommes, des armes, des munitions pour le front », cette affiche catalane résume en quelques mots les besoins de la République espagnole au début de la guerre civile. Une partie de l’armée ayant rejoint les rangs des généraux insurgés, il fallait que la République puisse mettre en place une nouvelle « armée populaire ». Composée en majorité d’Espagnols et en partie de volontaires étrangers – sans même que la République espagnole en ait fait  la demande – elle pouvait participer à la défense du régime républicain. Mais pour faire face au putsch militaire, la République espagnole avait également de forts besoins en armement. Le pays, traditionnellement neutre, ne pouvait compter sur des stocks militaires suffisants pour remporter un conflit qui allait s’éterniser, ce que tout le monde savait dès le mois de novembre 1936. Il fallait donc, par tous les moyens, se procurer du matériel militaire : « des avions, des canons pour l’Espagne » comme le réclamèrent de nombreux militants politiques à Léon Blum lors de son discours de Luna Park en septembre 1936.

 

           Il n’en fut rien, puisqu’en participant à la mise en place d’une politique de non-immixtion dans le conflit, la France refusa officiellement tout soutien matériel à la République espagnole. Alors que l’État français souhaitait au départ se tenir strictement à ces accords internationaux, il finit néanmoins par « relâcher » la non-intervention durant le printemps 1937.  C'est-à-dire qu'il ferma les yeux sur le trafic illégal à destination de la République espagnole. Quant à l’URSS, l’Italie et l’Allemagne, ils envoyèrent du matériel en nombre, aux républicains pour la première, et aux insurgés pour les seconds. À cela, il faut ajouter un trafic illégal venant de toute l’Europe, ce qui permettra à la République espagnole d’avoir suffisamment d’armes pour faire face aux insurgés. Il n’empêche que la non-intervention reste une grande fracture mémorielle de ce conflit, au point d'avoir souvent été désignée comme une des causes de la défaite républicaine.

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La non-intervention, cause de la défaite républicaine ?

Les fonds André Marty comportent quelques documents faisant état de la non-intervention et de la « trahison » qu’elle signifiait aux yeux des partisans de la République espagnole. La neutralité supposée par cet engagement international tend à favoriser le régime insurgé du général Franco, en le plaçant de facto à égalité de traitement avec la République espagnole. L’attaché militaire français en Espagne fait savoir, dans un rapport daté de 1938 et reproduit par André Marty que la « non-intervention fait notre force, mais elle doit être réelle ». Ainsi, il appelle la France à renforcer ce système, ce qui permettrait un rapprochement diplomatique avec le régime insurgé. 

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Cette iniquité, favorable au régime insurgé, était par exemple pointée du doigt par un article du Soldat de la République du 18 juillet 1937. Aux yeux des partisans de la République espagnole, un an après le début du conflit, le seul effet de la non-intervention avait été de l’empêcher de se fournir des armes par les moyens légaux, sans empêcher le régime insurgé de profiter des conséquents envois de matériel et d’hommes en provenance d’Allemagne et d’Italie. Ainsi, seules les brigades internationales font face aux yeux de tous à la légion Condor et au « Corps de Troupes Volontaires » italien (de volontaires, ils n’ont que le nom, car il s’agit d’hommes de l’armée).

             

Par conséquent, la non-intervention fut vivement dénoncée par une partie de la classe politique européenne.

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Emile Vandervelde, dirigeant socialiste belge, critique par exemple cette politique qui empêche un gouvernement légal – la République espagnole – de profiter de soutiens matériels et humains par les voies légales. Pour cette raison – mais ce n’est pas toujours dit clairement – le départ des brigadistes se réalise officieusement, tout comme l’achat d’armes qui se fait par des moyens détournés.

Non-intervention Non-intervention

Le libéral anglais Lloyd Georges tient lui aussi un discours défavorable au système de non-intervention mis en place par la France et l’Angleterre. Il dénonce tout particulièrement la fermeture de la frontière française. Cette « trahison » empêcherait la République espagnole de se procurer des armes. Ainsi « [l]e sort de la démocratie en Espagne – et peut-être de l’Europe toute entière – » dépendrait de la position diplomatique franco-britannique.

            Par voie de conséquence, la non-intervention peut-être assimilée à une des causes qui a pu mener la République espagnole à la défaite : il fallait, sans armes et sans hommes, faire face à un régime insurgé aidé par l’Allemagne et l’Italie.

 

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, d’anciens brigadistes associèrent leur combat à celui de la Résistance. La première des défaites face à Hitler aurait été espagnole, et la non-intervention en serait la cause, malgré l’engagement de ceux qui « se sont levés avant le jour ». La classe politique française – c’est à dire des hommes politiques comme Blum, Daladier, Reynaud et Flandin – est alors vertement critiquée ; seuls les brigadistes se seraient élevés contre une politique européenne d’abstention inique.

    On peut estimer, à la lecture des témoignages de l’époque, que le départ des volontaires partis défendre l’Espagne républicaine fut la preuve la plus évidente et surtout la plus exposée – dans tous les sens du terme – de la lutte qui se faisait en dépit de la non-intervention.  Comment des hommes, armés de leur seul courage, auraient-ils pu résister à des forces insurgés si bien équipées et soutenues par l’Allemagne et l’Italie ? Si ce système fut politiquement discutable, il reste a posteriori difficile d’en faire la seule cause de la défaite de l’Espagne républicaine. La non-intervention, qui a certes considérablement affaibli la République espagnole, semble être un lieu de mémoire au travers duquel l’héroïsme des partisans de la République espagnole se trouve renforcé. Au demeurant, il fallait des armes, et il y en eut. Mais de quelle qualité et en quelle quantité ?       

 

    

André Marty : la dénonciation d’une non-intervention à rebours du droit international

                Dans plusieurs de ses discours, André Marty dénonce vivement la non-intervention. Replaçant plusieurs fois l’engagement des brigadistes au centre de ses exposés, il ne cesse de mettre en exergue l’imminence de la menace fasciste qui pèse sur le France. Le fait de mettre en garde contre le prochain « massacre des petits enfants de France », dans la droite ligne de la propagande républicaine espagnole, montre l’importance représentée par l’émotion comme moyen de persuasion. Mais André Marty mêle aussi à cela une dénonciation d’un pacte de non-intervention à rebours du droit international. En effet, la négation du statut d’État de droit et de fait va à l’encontre des règles en vigueur, notamment celles qui devaient permettre à un État agressé de se fournir les moyens matériels de se défendre. Cette attaque est renforcée par une allusion à la politique d’apaisement des démocraties européennes, inefficace à ses yeux car les Etats fascistes n’ont cessé « de considérer toujours les traités comme des "chiffons de papiers" ». Un peuple espagnol martyrisé, en dépit du droit international, et avec le concours des puissances fascistes, il s’agit là d’une situation qui devrait conduire à une assistance matérielle au gouvernement légal : « Le peuple espagnol ne demande pas l’aide il l’exige ».

(Source : extrait d’un discours d’André Marty sur Radio République, le 17 juillet 1938)

Interventions et non-intervention en Espagne – bibliographie sélective commentée

                La non-intervention et les interventions en Espagne ont été l’objet de discordes historiographiques encore vives aujourd’hui. Durant la guerre civile, les partisans de l’aide soviétique présentèrent celle-ci comme une preuve manifeste de solidarité dans la lutte contre le fascisme. À l’inverse, les anarchistes, trotskystes et poumistes diffusèrent l’idée selon laquelle l’intervention soviétique – vue comme celle de Staline – avait comme objectif de mettre fin à la révolution prolétarienne espagnole, plus avancée socialement que la révolution russe de 1917. Francisco Olaya Morales, membre de l’organisation anarchiste C.N.T., en fut un des principaux représentants. Aussi, durant la guerre froide, des intellectuels conservateurs ou de droite ont vu dans la politique soviétique en Espagne une anticipation de la mise en place d’États satellites à l’image des démocraties populaires d’Europe de l’Est. Certains historiens anglo-saxons ont repris cette critique à leur compte, à l’image de Burnett Bolloten, Stanley Payne ou Ronald Radosh. Enfin, notons que c’est à partir des années 1990 que de nombreux travaux furent consacrés au positionnement diplomatique des grandes puissances concernées vis-à-vis de l’Espagne. La thèse de Jean-François Berdah, publiée en 2000, fait office de référence à ce sujet.

 

AVILÉS FARRÉ, Juan, Las grandes potencias ante la guerra de España, Madrid, Arco Libros, 1998.

BERDAH Jean-François, La démocratie assassinée, la République espagnole et les grandes puissances. 1931-1939, Paris, Berg International Éditeurs, 2000.

BOLLOTEN Burnett, The Grand Camouflage : the communist conspiracy in the spanish civil war, Londres, Hollis & Carter, 1961.

FARRÉ Sébastien, « Le Comité de Londres et la politique de non-intervention durant la guerre civile espagnole (1936-1939) », in Prévention, Gestion et sorties des conflits, Institut européen de l’Université de Genève, Genève, Université de Genève, 2006.

MORADIELLOS Enrique, La perfidia de Albión. El Gobierno británico y la guerra civil española, Madrid, Siglo Veintiuno Editores, 1996.

OLAYA MORALES Francisco, La comedia de la "no intervención" en la guerra civil española¸Madrid, G. del Toro, 1976.

PAYNE Stanley, The Spanish Civil War, the Soviet Union, and communism, Londres, Yale University Press, 2004.

RADOSH Ronald, et al., Spain betrayed : the Soviet Union in the Spanish Civil War, Londres, Yale University Press, 2001.

 

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