En guise d'introduction

Mai-juin 1968 : Etudiants étrangers en France

Le monde est petit

Les étudiants et l’internationalisme en Mai-Juin 1968

 

Par Ludivine Bantigny

 

Elles et ils rêvent d’un autre monde. Et ce monde, les étudiantes et étudiants mobilisés dans le monde entier le prennent à bras le corps. La solidarité internationale est une boussole. « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous » : en 1968, le mot d’ordre n’a rien perdu de son tranchant ; tout juste faut-il ajouter aux travailleurs les étudiants. Derrière cette idée se noue l’espoir de briser les frontières, en un sens symbolique et politique. Dans les universités, on connaît bien ce qui se passe à Berkeley comme à Berlin, à Trente comme à Louvain ; on sait aussi ce qui surgit à Prague et à Varsovie. L’internationalisme y apparaît comme un principe actif, un moteur politique décisif. Ce savoir s’imprègne de découvertes, de circulations d’informations et de transmissions. Si mondialisation il y a, c’est une « mondialisation par en bas » selon les mots de Kristin Ross : ses vecteurs, ses acteurs, ses soutiens en font l’apprentissage quotidien. Le monde est là : immense mais proche, tant sa diversité semble désormais à portée.

Les étudiants sont plus tournés que les ouvriers vers leurs voisins européens et au-delà vers le vaste monde où trouver des engagements à leur ressemblance. Des raisons pratiques l’expliquent : en raison de milieux sociaux relativement privilégiés, elles et ils ont souvent de meilleurs moyens financiers pour voyager ; leurs études les portent à considérer d’autres cultures, pratiquer d’autres langues, accueillir sur les mêmes bancs leurs pairs venus du monde entier. « Sur la route » : depuis Kerouac, le désir fait son chemin. C’est ainsi que se mettent en place des circulations de pratiques, d’idées et de solidarités.

Dans les lycées comme les universités, les participants sont ici sans oublier là-bas et ne dissocient pas la mobilisation dans leur pays de ce qui se passe en Allemagne et en Espagne, aux États-Unis ou en Italie. Mais aussi et surtout dans le « Tiers-Monde », si essentiel dans les engagements. Pour en saisir toute la portée, même les Renseignements généraux citent Fidel Castro, sur la jonction entre solidarité ouvrière et soutien actif aux pays « qui souffrent de sous-développement » : « lutter aux côtés des forces populaires est pour l’intellectuel des pays capitalistes un devoir inéluctable lié à la dénonciation et à la lutte contre l’exploitation du Tiers Monde ». À l’Université critique et populaire de Strasbourg, l’influence d’idées venues du « guevarisme, du maoïsme, du fanonisme » – est longuement évoquée. Ce peut être une manière d’encourager la mobilisation, de se conforter et se réconforter à l’aune de la comparaison. Il peut s’agir d’une affirmation en forme d’action : « les lycéens savent que leur lutte est la même de Berlin à Rome, de Londres à Madrid », proclament les comités d’action lycéens ; s’appuyer sur ce « savoir » est aussi une manière de le diffuser. Ou bien est-ce une façon d’affirmer qu’une même stratégie de division est utilisée par les médias, où qu’ils soient : « la presse, comme à Berlin, comme à Rome, essaye d’exciter les travailleurs contre les étudiants », affirme le Mouvement d’action universitaire.

Durant les mois de mai et juin, des militants d’autres pays apportent leur expérience et leur soutien : c’est le cas par exemple de militants italiens qui prendront part à la fondation de Pouvoir ouvrier (Potere Operaio) ou encore d’étudiants anglais. L’université d’Essex est occupée durant six semaines ; certains participants au mouvement rejoignent la France pour tâter le pouls des événements ; quelques-uns participent à la manifestation vers l’usine Renault de Billancourt le 17 mai. Le 22, 200 étudiants défilent dans les rues de Manchester et vont remettre une lettre de protestation au bureau de l’attaché commercial français ; le 10 juin à Londres cette fois, quelque 300 personnes se rassemblent devant l’ambassade de France en signe de solidarité. De retour dans son université à Hull après un séjour à Paris, l’étudiant anglais Tom Fawthrop déchire sa convocation d’examen ; une procédure disciplinaire s’ensuit, qui elle-même provoque une occupation en signe de protestation. On trouve aussi, plus rares évidemment en raison de l’éloignement géographique, des militants latino-américains. Mario Roberto Santucho, principal leader du Parti révolutionnaire des travailleurs argentins, est présent à Paris en mai. Échanges d’expériences, comparaison de situations, conseils et soutiens émaillent ces circulations, comme autant d’invitations au voyage chez des protagonistes d’autant plus fervents que tous mesurent la dimension mondiale de l’événement.

Certaines prises de position émanent d’étrangers vivant en France, parfois en tant que réfugiés. Les déserteurs et insoumis états-uniens, exilés après leur refus de prendre part à l’intervention militaire au Vietnam, saluent le Mai français et transmettent des informations sur le soulèvement aux États-Unis, mais aussi au Japon ou encore en Suède, où existent des regroupements équivalents à leur Union française des déserteurs et insoumis américains. Ils tiennent une conférence de presse à la Sorbonne le 21 mai. Ils restent prudents néanmoins dans leur participation aux événements, craignant toujours d’être expulsés : leur permis de séjour est renouvelable tous les quinze jours, ils sont régulièrement interrogés au bureau des étrangers de la préfecture de police et affirment avoir reçu des menaces d’expulsions à l’annonce d’une première conférence de presse en avril. À Strasbourg, le Comité de liaison des étudiants du « Tiers-Monde » publie lui aussi un texte de soutien « à la juste lutte des étudiants » : c’est l’occasion de rappeler les liens réciproques de fraternité, car ces mêmes « étudiants progressistes français » encouragent de leur côté depuis des années la lutte des peuples contre le colonialisme et le néo-colonialisme. À Paris, la Cité universitaire s’érige en symbole de cette solidarité internationale : les pavillons de l’Argentine, d’Espagne, de Grèce mais aussi de la France d’Outre-Mer sont occupés – l’ambassade de Grèce en appelle elle-même à l’intervention de la police française pour la faire cesser.

La police nationale dresse des centaines de fiches qui déclinent les identités de personnalités connues ou de militants anonymes. Les catégories dans lesquelles elle les enserre et les qualificatifs qu’elle leur confère ont leur importance : les procédés de nomination construisent des profils mais fabriquent aussi des dénigrements. Les termes qui reviennent le plus souvent pour les désigner sont ceux d’« agitateurs » et d’« émeutiers ». Ces trublions, jugés perturbateurs et provocateurs, ont en outre le tort d’être des « propagandistes », autre mot-clé des fiches de la police. Elles et ils passent donc pour des individus troubles – et suscitant du trouble comme le dit l’Académie depuis trois siècles à propos des « agitateurs ». Ce sont des séditieux : mais le fait d’être étrangers les rend encore plus dangereux car le halo du complot y est associé, et avec lui la présomption d’agissements organisés.

Le Sozialistischer Deutscher Studentenbund (SDS), l’Union allemande des étudiants socialistes, est redouté au premier chef et, au-delà, les liens entre activistes français et allemands – à Paris, un commissaire du 20e arrondissement s’en inquiète et signale à sa hiérarchie que de nombreux véhicules immatriculés en Allemagne de l’Ouest circulent au quartier Latin. Au plus haut niveau, la police nationale s’alarme de ces connexions. Le siège du SDS à Paris, rue de l’Estrapade, fait l’objet d’une surveillance renforcée, tant l’« agitation » y paraît « fébrile », selon les termes des RG. Plusieurs véhicules étrangers transportant du matériel « à usage insurrectionnel » (masques à gaz et casques de chantier) ont été interceptés aux frontières. Les militants allemands ne sont pas là seulement pour faire part de leur expérience, mais participent au mouvement, jusque sur les barricades. À propos d’un militant du SDS, les RG précisent que, outre les relations nouées en France, il est en contact avec « les étudiants extrémistes italiens de Rome », indiquant les circulations multiples, donc l’emboîtement des réseaux et des liens. Une telle suspicion explique que, à Lille, le service régional des renseignements généraux suggère de refouler systématiquement à la frontière les « transports collectifs d’Allemands ». Parmi les expulsés, on trouve Karl Wolf, né en 1943, étudiant en droit à Friburg et président du SDS ; il est arrivé à Paris en mars et a pris publiquement la parole à Nanterre. On ne s’étonnera pas que Rudi Dutschke subisse la même interdiction ; très grièvement blessé lors de l’attentat du 11 avril 1968, il ne peut de toute façon plus se déplacer mais il reste considéré comme un danger potentiel de subversion en France comme en Allemagne.

Plus anonymes, d’autres passeurs de l’événement renforcent sa dimension transnationale. Toutes et tous figurent sur les listes dressées afin d’établir les arrêtés d’expulsion : pour exemples,  Catherine C., 20 ans, étudiante britannique interpellée alors qu’elle vend le Livre noir des journées de Mai ; Monica J., 20 ans, étudiante argentine qui participe à l’occupation de la faculté de Censier ; Laureano F., 21 ans, Espagnol vendeur de journaux politiques publiés de part et d’autre des Pyrénées, qui diffuse aussi des tracts espagnols et sud-américains ; Sergio S., 33 ans, Italien dont l’expulsion est motivée parce qu’il s’est rendu à plusieurs reprises dans la Sorbonne occupée, a été arrêté en possession d’un carnet à souche pour l’encaissement d’argent en solidarité avec les étudiants et apparaît casqué sur une photographie portant mention du « Comité d’action italien de la Sorbonne ». Et tant d’autres encore : celles et ceux qui sont interpellés à Flins en soutien aux grévistes de Renault : le Brésilien Aleidino B., l’Algérien Saïd C., les Argentins Julio L. et Hugo D., la Costaricaine Juna R., l’Israélien Eitan Z., le réfugié espagnol Thomas I. ; celles et ceux qui manifestent à l’appel de l’UNEF le 11 juin, manifestation interdite qui leur vaut d’être expulsés : le Malien Mamadou C., les Algériens Abdelhamdi G., Mohand N. et Djafar H., les Belges Jacqueline E. et Alexandra V. Seul le Chilien Sergio A., 23 ans, s’en sort plutôt bien : l’ambassade du Chili à Paris intervient en sa faveur ; son expulsion est annulée. À Toulouse, vingt-deux étrangers interpellés dans la nuit du 11 au 12 juin sont immédiatement expulsés. Parmi eux se trouvent huit Algériens dont cinq manœuvres, un ouvrier vitrier, un emballeur et un grutier, conduits à l’aéroport de Blagnac puis expulsés en Algérie ; deux lycéens dont l’un est portugais et l’autre ivoirien, ainsi qu’un étudiant canadien ; un peintre en bâtiment espagnol remis aux autorités – franquistes – de son pays.

La nouveauté de 1968, par rapport aux combats précédents, naît des points d’intersection à la croisée des engagements : du Vietnam au Japon en passant par l’Allemagne, des liens sont trouvés et des ponts jetés entre les peuples insurgés, les étudiants insoumis et les travailleurs révoltés. Globalité et transferts opèrent de manière circulaire : l’événement est global parce que ses protagonistes voyagent, transmettent, s’approprient et relèvent le défi d’un au-delà de la patrie. Mais la conscience que l’événement est mondial et entre de cette manière dans l’histoire incite à son tour aux départs. Elle rend en tout cas d’autant évidente l’importance de ne pas manquer ce moment et de savoir ce qui se passe ailleurs. On n’y prend pas le moins du monde : au contraire, on y aspire au meilleur.