DOM rebelles

Mai-juin 1968 : Etudiants étrangers en France

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Les étudiants des DOM en France en mai-juin 68.

par Edenz Maurice

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A Paris, dans le sillage de la grève générale du 13 mai 1968, une série d’événements marque plus que d’autres l’activité des étudiants des départements d’outre-mer (DOM) dans « le temps des occupations »[1] de lieux symboliques qui caractérisent mai-juin 1968.
D’abord, à la mi-mai se constitue à la Sorbonne un « Comité d’action des travailleurs et des étudiants des pays sous domination coloniale » qui déclare « aux travailleurs français » sa « solidarité militante », en traçant un parallèle entre la répression policière de la « nuit des barricades » et la violence des CRS qui « [ont] mitraillé les Guadeloupéens » les 26 et 27 mai 1967 et provoqué, souligne Michelle Zancarini-Fournel, « sans doute bien plus que les huit morts identifiés »[2] . Jean Mariéma prétend avoir joué avec Tiburce Rollé un rôle majeur dans la formation de ce Comité [3]. Né à Cayenne en 1931, le premier est alors étudiant à la faculté de droit de Paris, rue d’Assas, après une première expérience professionnelle dans l’enseignement primaire qui s’achève en 1958 par une condamnation à quatre mois de prison et un an de suspension de traitement, en raison de son rôle dans les incidents qui ponctuent, au chef-lieu de la Guyane, le meeting d’André Malraux le 14 septembre de la même année [4] . Créole guyanais également et fondateur à Paris en 1949, à l’âge de 31 ans, de l’Union des étudiants guyanais (UEG), le second, T. Rollé, exerce son métier d’instituteur dans le département de la Seine-et-Oise [5] . Avec l’UEG, ce Comité appuie naturellement l’occupation, à compter du 19 mai, du siège de l’association « Pour la Jeune Guyane » située dans le IXème arrondissement et dirigée par Robert Vignon, sénateur gaulliste de la Guyane et, de 1947 à 1954, premier préfet de ce département [6] . Celui-ci assimile cette association à « une sorte de consulat général de la Guyane »[7] tandis que le Comité d’occupation institué l’érige en « symbole de l’exploitation perpétrée (…) depuis trois siècles par le colonialisme français »[8] . Ensuite, le 25 mai, le mouvement touche les locaux de l’Amicale des travailleurs antillo-guyanais (AMITAG) domiciliés boulevard Magenta dans le Xème arrondissement. Fondée en 1964, l’AMITAG renvoie à une association sous la coupe d’élites ultramarines souvent proches des réseaux gaullistes chargée de favoriser l’intégration des originaires des départements d’outre-mer d’Amérique installés dans l’Hexagone par le biais du Bureau des migrations d’outre-mer (BUMIDOM)[9] . Dans les deux cas, les Comités d’occupation considèrent que ces associations ont été « utilisées par les valets du pouvoir colonialiste à des buts de corruption, de mystification et d’aliénation des travailleurs et des étudiants émigrés »[10] . Ce faisant, ils en réclament la direction et la gestion. 

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Enfin, le 30 mai, l’occupation la plus symbolique vise le BUMIDOM. Selon les factieux, cet organisme gouvernemental orchestre en effet depuis sa création en 1963 une « traite moderne » des ressortissants domiens qui fournit à l’Hexagone « une masse de travailleurs plus exploitables » tout en vidant leur département d’origine « de leurs forces vives pour briser l’élan révolutionnaire de nos peuples »[11] . Cette occupation prend fin à coup de grenades lacrymogènes deux jours plus tard. Comparant les délogés à « des jeunes voyous »[12] , l’ORTF diffuse le soir même des images des bureaux saccagés et des murs couverts de slogans percutants, tels « Nous voulons retourner chez nous » ou « Vive les Antilles libres » [13] . L’évacuation de la « Jeune Guyane » s’effectue le 5 juin dans les mêmes conditions. Pendant plusieurs mois, les locaux semblent inhabitables tant, soutient Robert Vignon dans ses mémoires, les pièces restent « imbibées de gaz lacrymogène »[14] . Nombre des 37 Antillais et Guyanais expulsés se voit conduire pour « vérification d’identité » au dépôt de Beaujon [15] , qualifié dans un tract « de camp de concentration »[16] . Le vendredi 7 juin, près de 2 000 Antillais, Guyanais et Réunionnais se rassemblent Place de Clichy et défilent jusqu’au boulevard de Barbès en scandant « De Gaulle Négrier », « A bas le BUMIDOM » « Trois siècles ça suffit » et « Libérez les Antilles-Guyane »[17] .
Ces mots d’ordre, ces lieux occupés symboliquement et cette volonté des organisations domiennes à la tête de ces actions de se réclamer constamment d’une unité entre étudiants et salariés témoignent de la singularité du « mai-juin 68 » ultramarin à Paris.

Les « années 1968 » ultramarines

Cette singularité ne peut se comprendre que dans le temps long des « années 1968 ». Vue des anciennes « vieilles colonies », le puissant mouvement de contestation politique et culturel que constitue « mai-juin 68 » se nourrit en effet d’abord de la décolonisation. En ce sens, les plus politisés des cercles étudiants ultramarins accueillent « le Mai français avec curiosité, faisant parfois montre de scepticisme »[18] .
Depuis le milieu des années 1950, se sont structurés et imposés dans le jeu politique des DOM des partis locaux de gauche qui voient en la départementalisation une duperie destinée à maintenir ces territoires dans un rapport de dépendance coloniale à la métropole et, partant, entendent lui substituer une politique devant aboutir à l’autonomie politique. En mars 1958, André Trémeaud, inspecteur général de l’Administration en mission extraordinaire pour les DOM, place « l’exemple africain » au premier rang des facteurs expliquant ce désir de « self-government »[19] . Dans le bassin des Caraïbes, il faut y ajouter les modèles que proposent, un temps, la fédération des Antilles néerlandaises à compter de 1954, celle des Antilles anglaises instituée au début de l’année 1958 et la révolution cubaine de 1959[20] . Aux abords continentaux, dès 1954, la large autonomie politique du Surinam puis l’indépendance du Guyana en 1966 dont le leader, Forbes Burnham, prétend s’affirmer comme chef de file d’un Black power caribéen [21] jouent un rôle similaire de catalyseur de la revendication autonomiste guyanaise. Il importe, par ailleurs, de ne pas sous-estimer l’activité de militants communistes, encartés ou non au PCF, en provenance de l’Algérie et/ou de l’Hexagone. Leur présence dans les territoires ultramarins, qui n’est pas sans rappeler l’engouement colonial après 1945, « souvent occulté », pour l’Afrique [22] , s’accentue à partir de la fin des années 1950 à la faveur, d’une part, des ressources et des postes de la fonction publique qu’offre l’intégration républicaine des DOM ; d’autre part, de l’effacement progressif des obstacles traditionnels aux migrations dans ces espaces (insalubrité, maladie et isolement). Forts de leur expérience directe ou indirecte de la guerre d’Algérie et de leur « capital militant » [23], ces nouveaux venus entendent, par le biais de la violence militante, faire des DOM un nouveau front de lutte anticoloniale et anticapitaliste.
L’influence de ces circulations d’acteurs et d’idées anticolonialistes se mesure de la même façon dans le milieu estudiantin hexagonal. Les associations étudiantes ultramarines qui se multiplient dans les principales villes universitaires se transforment progressivement autant en « école du nationalisme »[24] qu’en officine de recrutement de cadres des partis autonomistes ou des mouvements indépendantistes. Un tel phénomène motive pour partie le gouvernement à développer à compter de 1964 les premières années d’un enseignement supérieur en Guadeloupe, à la Martinique et à la Réunion afin que les étudiants « puissent [y] suivre l’année d’étude de propédeutiques et y passe[r] l’examen, plutôt que de venir de métropole, où ils sont aussitôt pris en charge par certaines organisations et soumis à des propagandes subversives »[25] . A l’instar de la période de l’Entre-deux-guerres [26] , le Paris des années 1968 concentre les réseaux, les échanges et les pratiques anti-impérialistes et accueille les étudiants ultramarins les plus actifs de la gauche révolutionnaire anticoloniale. Par ailleurs, la départementalisation induit une double modification de la présence étudiante ultramarine. Tout en provoquant une considérable augmentation de l’effectif étudiant[27] , elle élargit leur composition sociale, jusqu’alors réduite essentiellement aux progénitures de familles d’intellectuels, de membres de professions libérales ou de fonctionnaires de l’administration coloniale. Afin de prévenir une émeute urbaine à l’image de celle de Fort-de-France de décembre 1959 qui révèle une situation des Dom au bord de l’explosion et de couper les mouvements indépendantistes de leur base supposée, le BUMIDOM encourage de son côté le départ de jeunes souvent au chômage à qui est promise une promotion sociale aux moyens d’emplois réservés dans les bas échelons de la fonction publique. Entre 1965 et 1979, 39% des migrants réunionnais sont ainsi âgés de 18 à 20 ans [28] . En somme, ce qui est bientôt ressenti comme un exil dans l’Hexagone favorise à la fois la rencontre entre diverses catégories qui, dans leur territoire d’origine, s’ignoraient et le développement d’une stratégie commune aux quatre Dom marquée par la radicalisation d’un discours de rupture qui s’énonce, sans ambages, durant « mai-juin 68 ».

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Des axes de recherche

Sous bien des aspects, le fonds d’archives du Centre d’histoire sociale du XXe siècle invite à (ré)investir une histoire, déjà largement bien documentée, en suivant au moins trois directions.
D’abord, l’appel sans discontinuer aux étudiants et aux travailleurs « des pays sous domination française » à rejoindre la lutte de libération nationale des DOM semble recevoir un faible écho. Seule la Fédération des étudiants de l’Afrique noire en France (FEANF), dont les membres ciblent essentiellement les Etats indépendants, signe un tract, et ce uniquement en faveur de la manifestation du 7 juin contre les exactions des forces de l’ordre. Il avait été question que des organisations des DOM intègrent la FEANF mais celle-ci, sans doute pour des raisons de prudence avait finalement décliné. Mais, bien des tensions subsistent entre les communautés domiennes et africaines. Des membres des premières refusent toujours dans les années 1960 d’être confondus avec les Africains. Parmi ces derniers, le souvenir de la participation des citoyens des « vieilles colonies » à l’impérialisme français en Afrique, parfois aux plus hautes fonctions de l’administration coloniale, peut rester vivace. La compréhension d’un « mai-juin 1968 » ultramarin gagnerait ainsi à interroger au plus des acteurs la nature des relations entretenues avec les étudiants africains et, plus largement, avec les ressortissants des anciennes colonies.
De même, il conviendrait ensuite d’explorer les fractures « nationales » qui mettent à l’épreuve pendant la mobilisation le mot d’ordre d’une unité ultramarine. Il est frappant d’observer que les documents d’archives recueillis ne mentionnent jamais une organisation réunionnaise, estudiantine ou syndicale. L’Association générale des étudiants de la Martinique (AGEM) exprime pour sa part un net désaccord à l’occupation de la « Jeune Guyane », laquelle sème de leur point de vue la confusion entre la lutte de libération nationale et la lutte des classes, « deux luttes liées étroitement certes, mais de nature différente ». Elle invite de ce fait le Comité d’occupation de cette association à préciser ses motivations politiques et à définir « sans équivoque » ses objectifs tactiques [29] .
Enfin, il manque encore une fine sociologie des étudiants ultramarins qui, par exemple, donne la mesure de la répartition des sexes, de leur âge moyen, de leur origine sociale et identifie leurs espaces de sociabilité et leurs pratiques résidentielles. Une meilleure caractérisation de ce groupe social permettrait ce faisant d’adopter une perspective comparatiste entre le milieu parisien dans lequel se recrutent, semble-t-il, les étudiants porteurs des codes discursifs des militants gauchistes les plus significatifs, et, d’un côté, celui de Bordeaux, traditionnellement le second pôle universitaire d’accueil, de l’autre, celui d’Aix-en-Provence où se concentre les étudiants réunionnais.
Revu à la lumière d’une histoire globale et connectée, « Mai-Juin 68 » n’est pas « une affaire nationale, strictement franco-française », ainsi que l’affirmait Daniel Bensaïd. Aujourd’hui communément admise, cette considération invite néanmoins à repenser les contours de la nation française en s’attachant à mieux saisir les expressions post-coloniales de ce séisme politique et social.

[1] Michelle Zancarini-Fournel, Les Luttes et les rêves. Une histoire populaire de la France de 1665 à nos jours, Paris, La Découverte, 2016, p. 799.

[2] Archives du centre d’histoire sociale du XXe siècle. Fonds Mai 1968. 1. Mai-68.4D9.3. Michelle Zancarini-Fournel, op. cit., p. 787.

[3] Entretien avec Jean Mariéma, Cayenne, 21 avril 2014.


[4] Edenz Maurice, Les enseignants et la politisation de la Guyane (1946-1970). L’émergence de la gauche guyanaise, Matoury, Ibis Rouge, 2014, p. 105.

[5] Archives du Rectorat de la Guyane. Baduel-Diper/ 314-21. Dossier de carrière de Tiburce Rollé. Archives territoriales de la Guyane (AT 973). 1114W. Note des Renseignements généraux, mai 1962.

[6] Edenz Maurice, « le préfet face aux enseignants autonomistes en Guyane de 1946 au tournant des années 1960. Une inédite rencontre administrative en contexte post-colonial », Politix, n°116, 2016, p. 53-79.


[7] Robert Vignon, Gran Man Baka, Sorel-Moussel, Davel, 1985, p. 328.


[8] Archives du centre d’histoire sociale du XXe siècle. Fonds Mai 1968. 1. Mai-68.4D9.23

[9]Sylvain Pattieu, « Un traitement spécifique des migrations d’outre-mer : le BUMIDOM (1963-1982) et ses ambiguïtés », Politix, n°166, 2016, p. 81-113.


[10] Archives du centre d’histoire sociale du XXe siècle. Fonds Mai 1968. 1. Mai-68.4D9.5


[11]Archives du centre d’histoire sociale du XXe siècle. Fonds Mai 1968. 1. Mai-68.4D9.8


[12]Archives du centre d’histoire sociale du XXe siècle. Fonds Mai 1968. 003942.


[13] Michelle Zancarini-Fournel, op. cit., p. 817. Pascal Blanchard et Juan Gélas, Noirs de France, Le temps des migrations (1940-1974), 2005.

[14] Robert Vignon, op. cit., p. 332.


[15] Archives du centre d’histoire sociale du XXe siècle. Fonds Mai 1968. 1. Mai-68.4D9.9

[16 ]Archives du centre d’histoire sociale du XXe siècle. Fonds Mai 1968. 1. Mai-68.4D9.2

[17] Archives du centre d’histoire sociale du XXe siècle. Fonds Mai 1968. 1. Mai-68.4D9.12. Gros Ka, Ligue antillaise des travailleurs communistes, n°51, 8 juin 1968. Et Doc 003939.


[18] Pierre Odin, « Travayè an larila. Les travailleurs sont dans la rue. Syndicalisme et protestation en Guadeloupe et en Martinique », thèse IEP de Paris, 2017, p. 76.


[19] AT 973. WP 514. Conférence des Préfets des Départements français d’Amérique tenue à Saint-Claude les 21-23 mars 1958 sous la présidence de M. l’Inspecteur Général de l’Administration en Mission Extraordinaire pour les DOM.


[20] Gilbert Pago et Jean-Pierre Sainton, « La réception de la Révolution cubaine en Martinique et en Guadeloupe (1959-1967) », Cahiers d’Histoire immédiate, n°49, 2017, p. XXX


[21] Kate Quinn, Black Power in the Caribbean, Gainesville, University Press of Florida, 2014.

[22] Joël Michel, Colonies de peuplement. Afrique, XIXe-XXe siècles, Paris, CNRS éditions, 2018, p. 24.

[23] Frédérique Matonti et Franck Poupeau, « Le capital militant. Essai de définition », Actes de la recherche en sciences sociales, n°155, 2004, p. 4-11.

[24] Andrew M. Daily, « Race, Citizenship, and Antillean Student Activism in Postwar France, 1946-1968 », French Historical Studies, vol. 37, 2014, p. 331-357.

[25] Archives nationales de Pierrefitte-sur-Seine. 19770905/191. Compte rendu de la réunion interministérielle du 31 janvier 1964 sur les problèmes des DOM, 31 janvier 1964.

[26] Michael Goebel, Paris, capitale du tiers monde. Comment est née la révolution anticoloniale (1919-1939), Paris, La Découverte, 2017.

[27] Par exemple, de 1948 à 1953, le nombre d’étudiants antillais dans les facultés de l’Hexagone passe de 446 à 798, soit une augmentation de près de 80%. Celui des étudiants guyanais croit de plus d’un tiers entre 1957 et 1961 : de 74, il atteint 101. Andrew M. Daily, art. cit., p. 337. et Archives INSEE. Annuaire statistique de la Guyane 1959-1961., Paris, Imprimerie nationale, 1962, p. 26.

[28] Gilles Gauvin, Michel Debré et l’Île de la Réunion. Une certaine idée de la plus grande France, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du septentrion, 2006, p. 29.

[29] Archives du centre d’histoire sociale du XXe siècle. Fonds Mai 1968. 1. Mai-68.4D9.10